PanGea/XVIII
La paume de ses mains, comme les creux de ses pieds ont fini par saigner mais la résine est entrée dans ses plaies. Cela brûle encore un peu puis va jusqu'à s'adoucir...
C'est comme un baume.
Chân a appris à ne plus ressentir les douleurs du corps. Son être tremble et s'éloigne un peu de son écorce de chair. Ressentant juste sa lassitude.
Mains et pieds nus prennent appui contre le tronc rêche : son corps se hisse seul parmi les rameaux - certains fendus par le vent ou la joyeuse descente des enfants.
Il devine Xi-Jîn tout en bas, faisant boire son petit frère et ses trois soeurs...
Lorsqu'il arrivera là-haut, par-dessus les épaules de ce géant habillé de résine, le corps de cette femme qui meurt s'agitera-t-il encore ?
Elle se débat... Pourquoi s'attarde-t-elle ainsi dans un monde promis à l'effacement ?
" Chân... "
Est-ce la voix de l'arbre ? Ou le souvenir de l'homme de la ruelle ? ...
" Cette femme, là-haut... restée dans sa caverne où le jour entre à peine... Je viens de lire dans son mauvais sommeil... Elle s'était rendue ches des hommes réputés guérir les maladies... Elle les a écoutés patiemment... Elle les a vus qui levaient les bras au ciel... : " Vous guérir de la faim ? Nous ne sommes pas un garde-manger, femme ! Nous ne sommes pas compétents pour tes enfants... mais nous pourrons t'aider, toi ! ". Ils ne lui ont pas menti : incompétents, ils l'étaient... et puis seulement cupides ! Ils lui ont volé de son sang contre quelques pièces ; elle est revenue vers eux une fois, deux fois, puis est tombée malade... Alors, ils l'ont chassée pour qu'elle ne revienne jamais... Ils lui avaient glissé sous la peau des démons par myriades, autant qu'il y a d'étoiles dans le ciel, et tous ces démons ont trouvé un gîte dans ses os ; leurs forces réunies l'ont fait dépérir... "
Pourquoi la voix lui racontait-elle l'histoire de cette forme inerte qui l'attendait là-haut ?
" ... dépérir, oui, pendant que ses enfants reprenaient vie... assouvissant leur faim grâce à elle ! Au moins pour quelques jours ... puis quelques jours encore... Pour elle, le mana s'épuise... tant qu'il reste lié à ce corps condamné... Ce corps, elle doit maintenant le quitter... "
La sentence agace Chân :
- Arbre ou homme, dis-lui toi-même !
" Ne t'en fais pas... Elle m'entend aussi..."
- Qui es-tu ? Montre-toi...
Pas de réponse.
- Est-ce haut, encore ?
Pas de réponse encore. Un coup de vent fait siffler les branches. Le ciel s'obscurcit... puis blanchit.
Chân monte dans une brume blanche et glacée. Ses doigts jaunes et violets se mettent à saigner. Il a laissé son manteau aux épaules de Hsiao.
Il grelotte.
Le grand arbre devient prisonnier du nuage.
- Arbre... réponds-moi ! Voix... montre-toi ! "
Rien. Encore grimper, se blesser. Sous la morsure du froid, ses chairs s'ouvrent davantage...
- Sooooorcier ! "
" Ne m'appelle jamais ainsi ! "
- Alors comment te nommer ?
" Bossu joueur de flûte... "
Ce nom le fait rire.
Il va se suspendre à l'extrêmité du dernier grand rameau qui ploie sous lui ; se laisse tomber dans la grotte glaciale.
Le corps est là, recroquevillé, sans vie. La jarre restée dans la grotte, presque pleine...
Il fait la toilette de la morte, essuie sa peau couverte de ces sortes de taches de léopard ; soulève le pantalon de toile, voit que des matières y ont séché, accrochées aux cuisses squelettiques.
Chân soupire ; prend un rameau encore vert près du foyer éteint ; écrase dans sa main quelques feuilles encore fraîches. Le suc des feuilles teinte sa paume de vert.
De tous ces débris, il frotte la peau du cadavre ; la nettoie entièrement de ses souillures.
Ne devra-t-il pas suivre le rite jusqu'au bout ? Ils devront marcher longtemps juqu'à croiser le chemin des eaux... torrent ou ruisseau, fleuve ou rivière... Assembler le radeau, allumer le bûcher, le regarder s'éloigner au fil de l'eau...
Il soulève le corps de la mère ; le laisse prendre appui contre son épaule. Malgré sa maigreur, son pauvre poids en os, ce corps est un fardeau...
Il le redépose ; s'assied pour boire... (Comme cette jarre lui paraît lourde !)
Tout ce qui était dans cette grotte pèse comme la montagne...
Il noue la cordelette de Xi-Jîn autour du col de la jarre, l'attache solidement à sa ceinture de laine. Reprend son fardeau de mère morte. Le fardeau soupire.
Pas morte...
Alors il la redescend, place la tête contre son genou, décolle les lères noirâtres ; il approche le fond de sa grande main qu'il vient d'emplir d'eau... La mère ouvre les yeux. Le voit-elle ? A-t-elle peur de lui ? Il pose sa main restée humide sur le front étroit aux fines rides. Les yeux sourient puis...
Le corps ne bouge plus. A nouveau poids sur son épaule. Charge légère. La jarre seulement remue contre sa hanche.
Il a repris le chemin de l'arbre. A nouveau, le rameau les a soutenus...
Il descend... chante et respire...
... chante et respire... de plus en plus vite !
Sa langue, ses mains, ses pieds ne lui appartiennent plus...
Il est hors du temps, hors de ce monde.
Il descend.
Lorsque les nuages de glace le quittent, c'est à peine s'il aperçoit le soleil qui fait étinceler les cônes et les aiguilles tombantes.
Lorsqu'il arrive au bas de l'arbre, Hsiao est debout.
L'enfant montre sa tête, à l'endroit où lui reste le mal.
Tous ont bu l'eau de la jarre fendue de Xi-Jîn. La mule s'est nourrie aux quelques buissons maigres d'alentour...
Xi-Jîn l'attendait - pour donner à chacun sa part de figues restantes... Chân offre ce regard qu'elle attend ; il y met beaucoup de douceur.
Hissant sa mère, puis Hsiao sur la charrette.
Les petites suivent.
On descend le chemin. Un dernier regard à...
... L'arbre a disparu !
Pourquoi la mule a-t-elle pris son trot ? Il parvient à peine à la retenir...
Tous se sont mis à courir, sans réfléchir... Il doivent laisser loin derrière eux ce lieu... Chân a saisi la main d'une des petites, Xi-Jîn et Shou-Lîen ont entraîné l'autre petite soeur...
Ils sont très loin lorsque lui seul ose se retourner à nouveau.
Il essuie son front ; la sueur lui brûle les yeux... cherchant le haut refuge de leur nuit, retrouvant l'entrée noire de la grotte comme un oeil bienveillant sur la face blanche de la montagne. Il est heureux et soupire.
Il revient vers Xi-Jîn, toujours assise dans l'herbe avec ses soeurs...
- Xi ...
Le temps qu'elle se lève puis regarde avec lui, c'est la montagne entière qui a disparu.
( ... à suivre... )
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Texte & photographies :
Dourvac'h
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(1), (2), (3), (5), (6) : Fin d'été au Château de Roquefixade, Ariège, août 2010
(4), (7), (8), (9), (10), (11), (12) : Début d'automne dans le Plantaurel, Viviès (Ariège), septembre 2010
(13) : Grilles du Château de Gargas, Viviès (Ariège), septembre 2010
(14) : Peintre au miroir de l'âme, dessin (détail), décembre 2010
(15) : Ciel de fin d'été, Ariège, 2010
(16) : Dallage de sentier, Vallée du Vicdessos (Ariège), août 2010
(17) : Rose à Viviès (Ariège), septembre 2010
PanGea est un énorme ouvrage de 166 pages déjà écrites en leur "première manière" (2002), bien imparfaite... Les pages que vous découvrez, au fur et à mesure, sont le visage de la refonte progressive actuelle, un processus très lent, si lent, souvent bien décourageant... Ce processus de mise-au-jour, polissage et épuration patiente des scories ne nous a mené - en notre 6ème mois de travail - qu'à la page 41 du premier manuscrit... La vie se passe à essayer de la gagner, hélàs pour nous ! Et non pas - comme c'est dommage ! - à SEULEMENT écrire, dessiner, peindre, promouvoir ou auto-éditer nos propres ouvrages... (Doux rêve)... Tempus fugit... et la vie passe, et l'énergie vitale s'épuise... Notre mana (concept "pangéen" chipé chez les anciens Pascuans) n'est pas infini... mais j'espère bien être en lice pour terminer le travail avant mai 2011 - eu égard à Votre patience, votre confiance et votre gentillesse - mais actuellement rien n'est moins sûr ! Au train où vont les choses... et il n'est pas question de bâcler ! Au moins par fidélité à Xi-Jîn, Chân et leurs congénères... Faire de son mieux, comme eux... mes p'tits modèles... de vie... de patience...
Amitié-Fée...
(Dourvac'h)
(dessin : Dourvac'h, Peintre au Miroir de l'âme, détail, décembre 2010)