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XIV
Petit-Père et Grand-Frère Li erraient seuls dans l’obscurité.
Ils avaient faim, froid et peur ; ne trouvant plus de forces, ni en l’un ni en l’autre ; leur cœur était vide.
Tout avait commencé à L’endroit secret : sur le rebord du plateau désertique où les grands vents se donnaient rendez-vous. L’aire de terre noire était cernée de murs de ronces… Comme chaque fois, ils en avaient subi les griffures…
Alors, on les vit tomber à genoux dans la terre dévastée… Toutes leurs pommes de terre avaient été dérobées ! Les épines n’avaient pas arrêté les yeux ni les mains fouisseuses d’autres ventres affamés…
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Sans doute, leur avant-dernier voyage avait-il été épié…
Malgré la nuit et ses rideaux de pluie…
Malgré le silence et le goût amer sur leurs lèvres… les seuls frôlements de leurs pieds nus…
On les avait suivis ; attendu qu’ils terminent l’enterrement des semences…
Ils se revoyaient tous les deux ce matin : à nouveau perdus dans la nuit des ruelles ; leurs premiers pas hésitants, affaiblis… Longeant les ultimes maisons longues de la cité, arrêtant leur marche pour écouter le moindre pas, le moindre écho… Confiants, pourtant… Ils n’avaient pu imaginer le désastre…
Trop tard ! semblait leur hurler le soleil… Ils retenaient leurs larmes… restant à genoux dans la terre grise et fine, comme si elle pouvait encore les nourrir…
Ils se réjouirent de retrouver l’argile gardienne d’une de leurs réserves d’eau, encore cachée sous les ronces : ainsi put grandir en eux la dernière force de l’eau fraîche. Ils restèrent allongés dans l’ombre courte des buissons d’épines, le ventre clapotant, encore hébétés… tournant le dos au bourgeonnement monstrueux de la terre profanée.
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Puis l’animal leur était apparu.
Il était noir et blanc de visage ; sa fourrure très épaisse ; son museau court et gracieux.
Le blaireau est un être généreux et distrait : il a bonne réputation. Chasseur pacifique et habile, il entasse le trop grand fruit de ses chasses et de ses rapines… dans des terriers dont il oublie l’existence.
Il lui arrive de s’en faire déposséder et chasser par les coyotes.
Il ne chasse que de nuit, ayant bonne ouïe, bon odorat…
Alors, que venait-il chercher en plein jour ?
Avait-il perdu son flair et toutes ses autres sens ?
Son œil humide leur envoya un éclair bleu ; ses pattes noires se dressèrent ; son corps gris et luisant coula comme une onde derrière les ronces.
Petit-Père et Grand-Frère Li bondirent pour le suivre, retrouvant bientôt ses traces fraîches dans la terre du marécage ; il leur sembla dès lors qu’ils prenaient l’allure de grands chiens courants – sans savoir d’où leur venait cette illusion…
Ainsi ils en oubliaient la chaleur, ils ignoraient leur fatigue…
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Les chiens de la maison, superbes et affectueux.
Leur poil luisant habitait pour toujours le monde de leurs souvenirs.
Devenus leurs derniers repas de chairs…
Personne ne voulut les voir dépérir d’une même faim atroce ; seul Li eut le courage de les tuer ; et son père de les dépecer.
Personne d’autre qu’eux deux n’accepta d’en manger et ils durent bientôt jeter les restes aux chiens…
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XV
L’animal avait disparu en haut de la colline.
Ils étaient las de suivre sa piste.
Li retrouva ses forces ; rampa seul vers le sommet ; se trouva face au ciel blanc, dans l’espace sans limites ; laissa son corps retomber dans le sable.
Il y avait un tertre au milieu de ce désert.
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N’était-ce pas un terrier ?
Il y avait une femme debout devant le tertre.
Ne l’avait-elle pas aperçu ?
Elle souriait…
Un lourd nuage de cheveux sombres se déployait loin sur ses épaules.
Sa peau a la couleur du miel.
Tous ses vêtements étranges : jaune, rouge et violet. Un chatoiement de couleurs.
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A qui souriait-elle ? Qu’attendait-elle ?
Il resta longtemps couché dans le sable à l’observer.
Il remarqua à peine son père lorsque son souffle court parût près du sien.
Petit-Père observait son fils sans comprendre, ne voyant rien au loin par lui-même, les yeux brouillés par la sueur qui s’écoulait de sous son bonnet déchiré.
Li eut de la compassion pour son père qui paraissait si vieux.
Il se tourna doucement vers lui, son doigt s’appuyant sur ses lèvres :
Chhhhhh…
– Qu’y a-t-il ?
– Père, cette femme…
– Quelle femme ?
– Là-bas… (Pauvre Père, comme ta vue a faibli !) Père, essuyez vos yeux très vite… Ne bougez plus et ne parlez plus !
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Son père a fini par la voir à son tour.
Le temps que Li s’essuie à nouveau le visage et la voilà disparue.
Une dernière tache colorée tremblait dans l’obscurité…
Sous le grand dôme de terre…
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Ils se redressèrent ; s’approchèrent lentement de l’édifice…
On eût dit la dépouille d’un animal gigantesque : une carapace de tortue que la mort avait laissée en ombrage à ses hôtes du désert.
– Nyao-Lîn…
– Quoi ?
– Je te dis que c’est elle…
– Notre Mère ?
– Sans doute vient-elle de passer… c’est bien elle… Elle s’est rendue ici pour nous… Je l’ai reconnue !
– Non ! non !
– Fils, nous ferions mieux de la suivre… Elle est exactement… Nyao-Lîn… celle qu’elle était…
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Maintenant, Petit-Père pleurait.
Li le laisse pleurer… oui, même ici, dans cet endroit où rôdent les démons…
– … quand nous nous sommes connus…
– Mère est vraiment… ?
– C’est elle… Elle nous dit de la suivre…
Li avait peur ; ça n’avait pas l’aspect complet de sa mère mais seulement quelques-uns de ses traits, un peu de son habillement… Sa mère très jeune, vraiment ? Alors, bien avant de tomber malade… Petit-Père, pourtant, avait cru aussitôt en la réalité de ce nuage coloré… L’ayant à peine discernée, il avait reconnu sa femme…
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Cette femme n’était pas à l’image de sa mère défunte…
N’était-ce pas l’animal qu’ils suivaient depuis si longtemps ? … le masque paisible et trompeur d’un démon ?
– Mère est restée là-bas, Père ! Avec Hsiao et mes sœurs… Sûrement vit-elle encore…
– Tais-toi et courage… Elle nous conduira… morte ou vivante…
– Si ça n’était pas elle…
– Crois mes yeux et mon coeur… Elle veut nous montrer quelque chose… morte ou vivante, oui… (Comme ses yeux brillaient…) … sans doute une réserve de bienfaits… des fruits, de la nourriture… Des fruits qu’elle aura cachés bien avant… sans oser nous en parler…
Li soupira.
Comme son père se trompait…
L’animal était maléfique.
Je dois suivre mon père, le protéger…
Ils firent quelques pas de plus vers l’ouverture ; passèrent sous la voûte ; entrèrent dans l’obscurité.
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Ces galeries d’une ancienne mine où ils erraient…
Jamais elles n’avaient été un garde-manger… sauf pour les bêtes qui y demeuraient !
Les parois de terre, de roches et d’étais de bois renvoyaient leur contact glacé tout autour ; Li pensa à cette heure du tombeau… Cette pression énorme de la terre compacte mêlée à cette saveur fétide sur les lèvres : un goût douceâtre de pourrissement des chairs.
Absence de lumière. Plus aucun son alentour… Le goût et l’odeur du désespoir.
Ils n’auraient jamais dû suivre la femme...
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Tant de temps déjà passé dans le noir…
Ils marchent à l’intérieur depuis des heures, des nuits, des années…
Pourquoi est-ce si vaste ?
Comment un si petit tertre peut-il grandir ainsi ?
Ils marchent sans pouvoir revenir à la lumière de l’entrée.
Se guidant par le souffle de l’autre…
Ils regrettent d'être entrés...
Trop tard !
Tout à l’heure, il y a eu…
Ils ont cru revoir les yeux brillants de l’animal qui les attendait…
Puis plus rien.
Seulement le silence de la tombe.
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Un craquement.
Petit-Père s’appuie contre un pilier qui se fend.
La galerie…
Toute la galerie s’éboule.
La terre s’écroule… les étouffe…
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Il y a une lumière.
Sûrement une entrée inconnue…
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Sortir de ce terrier qui les happe…
Leurs bras se couvrent de poils, leurs mains se chargent de griffes…
Ils se dégagent de la montagne de terre.
Se hissent et sortent à la lumière.
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( ... à suivre ... )
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Texte et photographies :
D O U R V A C ' H
Vues sur les quatre Etangs dits "de Bassiès"
Extérieurs et intérieurs d'Orrys (abris de berger)
Près de la Pique de Bassiès, hauteurs d'Auzat, vallée du Vicdessos (Ariège),
samedi 24 et dimanche 25 juillet 2010
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