"Heimat" d'Edgar Reisz (2013) & autres belles et grandes "nouvelles de l'Inactualité"...
Heimat
Die andere Heimat (Kronik einer Sehnsucht) (*)
(*) titre allemand : " L'autre Terre natale (Chronique d'un rêve) "
Schabbach, en Rhénanie, 1842 à 1844. Des dizaines de milliers de paysans allemands, accablés par les famines, la mortalité infantile et la pauvreté, tentent d'émigrer en Amérique du Sud. Le Brésil est la Terre de tous leurs rêves...
Jakob Simon rêve lui aussi d’un monde meilleur, mais surtout d’aventures.
Mais voici toute l'histoire de la famille Simon...
Jakob Simon : personnalité romantique, débitant de mémoire ses phrases magiques issues de dialectes amérindiens et dénichant en son environnement immédiat ces quinze variétés de vert connues "là-bas"... tel le protagoniste à la tête vide mais bruissante d'histoires de Joseph von Eichendorff, dans Aus dem Leben eines Taugenichts (ou Scènes de la vie d'un propre à rien, publié en 1826), sortant son violon dès que le Voyage commence...
Le jeune Jakob sera donc notre Ulysse "presque immobile" (formidable Jan Dieter Schneider)... houspillé par son père Johann (Rüdiger Kriese), le forgeron-maréchal-ferrant de Schabbach...
Fils cadet protégé par sa mère Margret (Marita Breuer), qui se consume peu à peu de tuberculose... Jakob profitant encore de la complicité "républicaine et laïque" de son oncle tisserand (Reinhard Paulus) quand les livres - ces ennemis du travail - lui sont arrachés des mains et envoyés sur le tas de fumier par un père enragé ...
Le propre à rien tombe - plutôt maladroitement - amoureux de Jetchen (Antonia Bill) rencontrée en compagnie de son amie Florinchen (Philine Lembeck), un soir dans un pré en pente...
Une idylle vite contrariée par le retour de son propre frère aîné Gustav (Maximilian Scheidt), de retour du service militaire - sous son étrange casquette d'Etudiant de Prague... Non content de lui dérober sa dulcinée, il s'approprie même les rêves du cadet en devenant - à sa place - candidat à l'exil brésilien...
Les visites clandestines de la soeur ainée Lena (Mélanie Fouché) réprouvée car mariée à un catholique d'un village voisin en terre protestante ; l'ombre bienveillante omniprésente de la grand-mère (Eva Zeidler),volontiers affairée à ses boudins de patates ; Margotchen (Zoé Wolf), la petite soeur au pied-bot, les morts d'enfants en cascade (impitoyable diphtérie...) dans le village hivernal... Enfin, Florinchen, l'amie inséparable de Jettchen,dévoile ses sentiments pour l'anti-héros rêveur...
Passe sur ces vertigineux extérieurs et ces rudes intérieurs, en leurs gris nébuleux et par leur magie "claire obscure", tout le délicat souvenir des toiles de Millet et de Vermeer ...
Film réalisé dans son Hunsrück natal en 2012-2013 par cet artiste alors âgé de 80 ans. Chef d'oeuvre incontestable... Au fond, grâce à quoi ? Au pari de l'exigence déterminant une oeuvre qui ait une "longue durée de vie"... Grâce au professionnalisme de son équipe technique et à la cohésion de sa "troupe" d'acteurs, d'actrices et de figurants (tous d'un charisme inouï, tout en étant de quasi-inconnus pour nous).
Exception faite pour Marita Breuer - jouant la mère - émouvante actrice que reconnaitront les nombreux spectateurs de ses précédents films "de cinéma" : cette trilogie Heimat I, II et III d'une cinquantaine d'heures, produite par la télévision allemande et aujourd'hui disponible en DVD, à l'instar de ce dernier film en deux parties, d'une durée approchant 4 heures)...
Après Heimat 1 sorti en 1984 (période 1919-1982), Heimat 2 en 1992 (période 1960-1970) et Heimat 3 en 2004 (période 1989-2000), Edgar Reitz nous livre aujourd'hui le prélude de sa saga antérieure en s'attachant à la très courte période 1842-1844.
A la question : "Est-ce que vous regardez des séries ?", l'auteur répondit le 26/10/2013 à Jacques Morice pour l'hebdo "Télérama":
" Pas du tout. Au bout de dix minutes, j'abandonne, je trouve qu'il n'y a aucune qualité esthétique. Si les images étaient mieux faites, on ne les oublierait pas aussi vite. Elles se mélangent à plein d'autres dont on est abreuvé. De fait, je ne regarde pas la télévision. "
Le format scope et le pointillisme coloré inattendu de certains plans en noir-et-blanc (idée née d'un incident lors du traitement de la pellicule, développée plus tard comme moyen esthétique additionnel : procédé rare et discret, d'une redoutable force émotionnelle) contribuent aux fortes qualités poétiques de l'oeuvre...
Re-création éblouissante d'un monde disparu...
Un "classique moderne" inattendu...
... avec l'empreinte (discrète) de Vermeer & Pieter de Hooch, bien sûr !
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Et il y eut, bien sûr, de formidables "Grands Ancêtres" (cinématographiques planétaires) dans la généalogie d'Heimat :
The Wind (Le Vent, 1928) de Victor Sjöström
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City Girl (1930) de Friedrich-Wilhelm Mürnau
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My darling Clementine (La poursuite infernale, 1946) de John Ford
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L'homme sauvage (The Stalking Moon, 1968) de Robert Mulligan
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L'arbre aux sabots (L'albero degli zoccoli, 1978) de Ermanno Olmi
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Days of Heaven (Les Moissons du Ciel, 1979) de Terrence Malick
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et peut-être ...
The Hi-Lo Country (1999) de Stephen Frears
- adapté du formidable livre éponyme de Max Evans (1961)
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Vient cette question "secondaire" (mais lancinante) à laquelle la vision de ce chef d'oeuvre nous renvoit soudain : la production puis la réalisation d'un film de dimensions et d'ambition équivalentes, à propos de "notre passé paysan", qui posséderait cette même authenticité, cette confiance légitime en son modeste point de vue - et d'aussi évidentes (stupéfiantes) qualités esthétiques et éthiques - seraient-elles seulement envisageables en notre "petit pays", aujourd'hui bien défait ?
Je crains la réponse...
Car nos plus proches souvenirs français - en mode évidemment mineur si on les compare à la force esthétique et émotionnelle d'Heimat d'Edgar Reisz - restent, pour nous :
Moi, Pierre Rivière... de René Allio (1976)
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Une hirondelle a fait le printemps de Christian Carion (2001)
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On se rend bien compte - même en cherchant dans tous les coins - que par chez nous, "la moisson est maigre".
Ou alors : un jour, peut-être ?
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Et en attendant ce jour hypothétique ?
Un excellent FILM (allemand &) UNIVERSEL à vous...
(Heimat existe en support DVD - qualité d'image magnifique, et en vente partout) !!!