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Regards Féériques, Forêt de Fées & Rêves
23 juin 2007

" Un balcon en forêt " : Julien Gracq / Brocéliande à Nebias (Aude)

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" Une idée de bonheur avait toujours été liée pour Grange aux sentiers qui vont entre les jardins, et la guerre la rendait plus vive : ce jardin lavé par la nuit, gorgé de plantes fraîches et d'abondance comestible, c'était pour lui le chemin de Mona ; il abordait à la lisière du bois comme au rivage d'une île heureuse.

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La porte de Mona n'était jamais fermée - non pour que son ami pût entrer le matin sans la réveiller, mais parce qu'elle était par la race de ces nomades du désert que le déclic d'une serrure angoisse : où qu'elle fut, elle plantait toujours sa tente en plein vent.

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Quand Grange entrait, dans le carré de lumière grise que faisait la porte ouverte, il apercevait d'abord sur une table de cuivre le contenu de ses poches qu'elle avait vidées en vrac avant de coucher, et où il y avait des clés,

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des bonbons à la menthe tout incrustés de miettes de pain, une bille d'agate, un petit flacon de parfum,

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un bout de crayon mordillé et sept ou huit pièces d'un franc. Le reste de la chambre était obscur.

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Grange n'ouvrait pas les volets tout de suite ; il s'asseyait sans bruit près du lit qui sortait un peu de l'ombre, vaste et ténébreux, éclairé d'en bas par les braises de la cheminée et le reflet gras des chenets de cuivre.

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Quand Mona s'éveillait, avec cette manière instantanée qu'elle avait de passer de la lumière à l'ombre (elle s'endormait au milieu d'une phrase comme les très jeunes enfants)

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cinglé, fouetté, mordu, étrillé,

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il se sentait comme sous la douche d'une cascade d'avril, il était dépossédé de lui pour la journée;

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mais cette minute où il la regardait encore dormir était plus grave : assis à côté d'elle, il avait l'impression de la protéger.

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Le froid se glissait dans la pièce malgré le feu mourant;

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à travers les volets mal joints suintait une aube grise;

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un instant, il se sentait porté au creux d'un monde éteint, dévasté par de mauvaises étoiles, tout entier couvé par une pensée noire : il promenait les yeux autour de lui pour y chercher la coûteuse blessure qui faisait le matin si pâle, refroidissait cette chambre triste jusqu'à la mort.

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" Qu'elle ne meure pas ", murmurait-il superstitieusement, et le mot éveillait dans la pièce aux volets fermés un écho distrait : le monde avait perdu son recours; on eût dit que de son sommeil même une oreille s'était détournée.

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Mona dormait à plat ventre, les couvertures enroulées autour d'elle, les bras étendus de tout leur long, les mains plongées sous le traversin agrippant le lit de ses deux bords,

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et Grange quand il se penchait sur elle souriait malgré lui, toujours étonné que même dans le sommeil, la prise de ce petit corps sur ce qu'il avait reconnu une fois pour son bien et sa pâture fut si affamée.

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Souvent elle s'endormait nue;

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quand il soulevait un peu le drap sur son épaule, il comprenait que ce sommeil brusque d'enfant qui la terrassait et qui l'étonnait si fort

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avait mêlé à sa fatigue le souvenir d'un piège tendre : c'était comme si une hâte l'eût convoyée vers lui à travers toute la longue nuit d'hiver,

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et quelque chose lui bougeait dans le coeur :

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il se dévêtait vite, sans bruit, et s'allongeait à côté d'elle. "

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Julien GRACQ
"
Un balcon en forêt "

José Corti éditeur,

1ère édition, 1958
(pages 84-86)

*

photos :

DOURVAC'H

forêt de Nebias (Aude), avril 2007

en contrepoint à cette forêt magique des Ardennes en "drôle de guerre"
pour notre Lieutenant Grange pris dans l'hiver 1940
& dont l'Odyssée mélancolique et amoureuse
fut chantée en 1958 par la lyre de Julien GRACQ...


(Et avez-vous reconnu l 'Arbre-harpe de "Brocéliande-en-Aude" ?)

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Commentaires
V
Je suis toujours frappée par la grande beauté de tes photos...<br /> Quant à ton livre, tu m'en réserves un exemplaire, évidemment !
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A
Vous avez un regard divinateur sur la nature !<br /> C'est une sorte de paradis ici ?<br /> Je vous embrasse<br /> Angélique
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D
Marie : je sais bien que je n'ai pas la "maturité technique" - à moins que sous influence féérique je réussisse VRAIMENT ton "double portrait"... Le travail sur l'image de Muriel m'a rassuré ; celui sur l'image de Virginie m'a paru plus facile ; le travail sur tes deux images possédera une double profondeur.<br /> <br /> Bref, les trois "modèles" récents que vous acceptez d'être sont tellement beaux que franchement je n'ai AUCUN mérite !<br /> <br /> Pourquoi sous-estimes-tu (il me semble) ton propre art graphique ? <br /> <br /> Si je réussissais, Mari, ce "flou" magique d'un regard comme celui que tu as su crééer pour ta chanteuse favorite (Mylène Farmer) je deviendrais - comme toi - l'artiste extraordinaire que tu décris...<br /> <br /> <br /> Mariezane : c'est la situation idéale. Rester sur le nuage. Et il paraît d'ailleurs que "les filles naissent au coeur des nuages" (démonstration dans un prochain article conte/photos par ici) : bravo encore pour la beauté de tes arts textiles !
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M
J'ai pris le temps de lire.j'ai pris le temps de regarder.....je suis sur un uage.je ne sais que dire ! Merci pour ce moment exquis !
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M
Oui, je confirme, tu es un grand artiste, et qui plus est, un grand artiste polyvalent, capable de créer une harmonie incroyable entre les mots et l'image. C'est très doux, c'est beau, les photos sont magnifiques comme toujours... J'aimerais avoir cette maturité là que de savoir entraîner chaque sens de quequ'un dans un monde que l'on a nous-même créé. Je ne m'exprime pas très bien... :s mais si je pouvais résumer: admiration.<br /> Moi il me manque beaucoup de maturité, d'imagination, et de sensibilité et aussi de technique-couleur... Merci de m'enseigner tout ça au travers de ce blog ;).<br /> Marie
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